Au marché des meubles du quartier de Jabe, dans la commune urbaine de Mukaza de la ville de Bujumbura, capitale économique, des colonnes de planches de bois de grande dimension s’amoncellent et semblent abandonnées.

À première vue, ils semblent vieux, mis au rebut et sans valeur économique. Mais la réalité est tout autre : il s’agit de bois de grande valeur provenant de la province du Sud-Kivu, en République Démocratique du Congo (RDC).

Jean Marie Biraronderwa, détaillant de planches de bois du Congo, explique à notre reporteur : « Elles ne sont pas vieilles. Lorsqu’elles sont travaillées, elles retrouvent leur éclat ».

Le bassin du Congo, qui abrite la deuxième plus grande forêt tropicale au monde après l’Amazonie et un puits de carbone vital, subit depuis des décennies une exploitation forestière illégale persistante. Le bois coupé illégalement est vendu dans le pays et est exporté clandestinement  vers des marchés lointains, y compris l’Asie  passant en contrebande à travers les frontières. Bujumbura, capitale économique du Burundi, est l’un des endroits où ce bois finit.

Des colonnes de planches de bois du Congo conservées à l’abri du regard dans la cour clôturée/photo prise par Arthur Bizimana en Février 2025.

Deux espèces de bois du Congo sont particulièrement populaires à Bujumbura, explique Biraronderwa. « Nous vendons deux types de planches en bois congolais : le ‘Libuyu’, connu sous le nom de bois rouge, et le ‘Muvula’, connu sous le nom de bois blanc », explique-t-il.

Le Muvula est scientifiquement connu sous le nom de Milicia excelsa, tandis que le Libuyu appartient à la famille des Sequoioideae et est communément appelé acajou.

Au marché de Jabe, le bois de muvula est abondant. Cependant, si l’on préfère le Libuyu, on peut le commander à un endroit connu sous le nom de quartier asiatique, également à Bujumbura, explique Biraronderwa. Dans ce marché, le bois du Congo est commercialisé par des marchands indiens et burundais. « Vous ne manquerez de rien ici », assure-t-il.

Les menuisiers dressent horizontalement les planches de bois pour économiser l’espace de conservation des planches, empêcher qu’elles soient souillées et dissimuler les bois précieux au marché des meubles de jabe /photo prise en février 2025 par Arthur Bizimana.

Fort de ses années d’expérience dans le secteur du bois, M. Biraronderwa observe que les clients préfèrent le muvula au libuyu en raison de sa durabilité. « Le muvula est très solide. C’est pourquoi le libuyu est en train de disparaître du marché », explique-t-il.

Soulignant la valeur de ce bois, M. Biraronderwa explique que les meubles en bois du Congo sont considérés comme un luxe. « On ne les trouve pas dans n’importe quel salon. On les trouve dans les maisons des cadres supérieurs et des riches ».

A en croire Professeur André Nduwimana, enseignant chercheur à l’université du Burundi et écologue de formation, les burundais se sont tournés vers les « bois roses du Congo », parce qu’au Burundi, on n’en a plus. « Ils ont disparu. Même les reliques qui existent se trouvent dans les aires protégées. Il est très interdit de les couper. Ce sont des bois de qualité et les gens le savent. » dit-il dans un interview qu’il nous a accordé ce mercredi 26 Mars dans son bureau situé au campus Mutanga de l’université du Burundi.

Soutenant l’argument du marchand des bois, Pr Nduwimana indique que que ce soit au Burundi, dans un autre pays d’Afrique ou même en Europe, l’on regarde cette dureté. « Leurs meubles sont lourds et durent plus de 60 ans. », martèle-t-il.

Biraronderwa souligne en outre les différences de prix considérables. Alors qu’une planche de muvula ou de Libuyu coûte environ 700 000 BIF (environ 235 USD), une planche d’eucalyptus de première qualité ne coûte que 50 000 BIF (environ 17 USD).

Alors que M. Biraronderwa apprécie le commerce du bois, il n’a pas grand-chose à dire sur la façon dont il entre au Burundi. « Il vient des environs du parc national de Kahuzi-Biega (PNKB), à environ 200 km de Bujumbura, et passe en contrebande par le lac Tanganyika », explique-t-il.

La destruction des réserves naturelles du bassin du Congo affecte l’habitat de la faune, la faune et la flore// photo prise en février 2025 par Martin Leku.

Emery Nkezabahizi – son nom a été changé- ancien convoyeur du bateau au port de Baraka, se souvient qu’ils transportaient fréquemment d’importantes quantités de planches de bois congolais.

Chaque année, des centaines de tonnes de bois rouge traversent la frontière congolaise, selon notre source. Le bois est récolté dans les zones d’exploitation de Kalonge, Kamakombe, Bisiru, Kabulungu, Bugore, dans les aires protégées de Ngandja (Lwama-Kivu) et dans la réserve naturelle d’Itombwe (RNI).

Murhula Mugisho, un transporteur de bois et de charbon de bois bien connu dans la région, explique : « Je reçois des commandes de particuliers pour transporter du bois. Je transporte souvent du bois de Cibinda vers des endroits désignés tels qu’Uvira, Bukavu et Baraka ».

Le bois est transporté par le port de Mushimbaki sur le lac Tanganyika à Baraka, dans le territoire de Fizi, via le port de Kalundu, la ville d’Uvira et l’île d’Ubwari.

En outre, les bois prennent la direction du port de Rumonge, au Burundi. Ils sont embarqués  dans les camions et  transportés à Bujumbura, capitale économique.

Gardant ses distances avec les réseaux de contrebande, Mugisho insiste sur le fait que d’autres transporteurs s’occupent du bois, une fois qu’il a franchi les frontières.

Cependant, Vivien Luamana-nom d’emprunt– manutentionnaire au port de Mushimbaki, révèle que la quasi-totalité des troncs d’arbres bruts, dépouillés de leurs seules branches, sont parfois dissimulés parmi d’autres marchandises. « Pour échapper aux inspections du gouvernement, les planches sont chargées parmi des produits agricoles et d’autres marchandises », explique-t-il.

Les agents de sécurité facilitent le trafic clandestin du bois, ajoute M. Luamana. « Sans eux, on ne peut rien faire.». Il précise toutefois que tous les agents ne sont pas corrompus. « Chaque jour, nous nous renseignons sur l’officier qui fait garde afin de savoir comment s’y prendre.  Certains acceptent le pot de vin, d’autres le déclinent », révèle-t-il.

Comme au Burundi, le commerce du bois précieux est facilité par les douaniers qui acceptent les pots-de-vin. Au port de Mushimbaki – du côté de la RDC – ces fonctionnaires sont toujours disponibles pour faciliter la fraude.

D’autres pratiques consistent à faire passer des planches de valeur pour du bois ordinaire. Les marchands « laissent quelque chose aux douaniers », explique Luamana, utilisant un euphémisme pour désigner les pots-de-vin destinés à faciliter le processus de fraude.

Les arbres sont abattus et transformés en planches sans inquiétude dans des réserves forestières en RDC. © photo prise en mai 2025 par Martin Leku

Anaclet Nzirikwa, consultant burundais en législation forestière et gouvernance, prévient que le marché incontrôlé du bois contourne le système fiscal, et partant cause préjudice à la vente du produit et à l’Etat. « Ainsi, les négociants s’enrichissent au dos de l’État », explique-t-il. Mr Nzirikwa insiste sur le fait que l’industrie du bois doit être correctement réglementée.

Que ce soit en République démocratique du Congo ou au Burundi, les lois forestières sont strictes et visent à empêcher l’exploitation forestière illégale et la contrebande. Cependant, comme nous l’avons souligné, les exploitants forestiers échappent souvent à ces réglementations. Par exemple, le code forestier de la RDC de 2002 interdit l’exportation de bois non traité, comme les grumes.

Le code forestier burundais de 2016 stipule que le transport de bois d’œuvre, de bois d’ébénisterie, de bois de service, de bois énergie, de charbon de bois et d’autres produits forestiers à des fins commerciales est soumis à des droits d’autorisation de transport, qui varient en fonction de la nature, de l’origine et de la quantité du produit.

Destruction des aires protégées

Le bois précieux qui finit à Bujumbura est exploité dans des forêts protégées. La plupart des bois rouges et blancs, connus sous le nom de « bois de rose », sont récoltés à la périphérie du parc national de Kahuzi-Biega (PNKB). Les exploitants forestiers pénètrent illégalement dans les réserves protégées et exploitent le bois », explique Raymond Buralike, membre de la société civile du groupe Miti, dans le territoire de Kabare, au nord-est du Sud-Kivu.

La destruction des réserves naturelles du bassin du Congo affecte l’habitat de la faune, la faune et la flore// photo prise en février 2025 par Martin Leku.

En outre, l’exploitation forestière a lieu dans les territoires de Kabare et de Mwenga, en particulier dans les zones protégées de Lwama-Kivu et de Ngandja, ainsi que dans la réserve naturelle d’Itombwe (RNI) au Sud-Kivu.

Le parc national de Kahuzi-Biega, situé dans le Sud-Kivu, en RDC, a obtenu le statut d’aire protégée en 1970, mais il a été gravement touché par l’exploitation forestière illégale. Selon Global Forest Watch, le PNKB a perdu 16,5 hectares de forêt tropicale primaire entre 2002 et 2023.

La perte du couvert végétal a quant à elle augmenté pour atteindre 58 %, avec une diminution de 2,7 % de la superficie totale de la forêt tropicale primaire au cours de cette période.

Au niveau provincial, le Sud-Kivu a perdu 264 000 hectares de forêts primaires humides entre 2002 et 2023. Au cours de la même période, il a enregistré une perte totale de 36 % du couvert végétal, tandis que sa superficie de forêt primaire a diminué de 7,9 %.

Germain Basengere, chercheur en études environnementales et réchauffement climatique au Centre de Recherche en Sciences Naturelles de Lwero (CRSN), note que si l’exploitation forestière illégale dans le parc était relativement faible par le passé, elle est montée en flèche depuis 2023: « Si l’on examine le cycle de l’exploitation forestière illégale dans le PNKB et les zones environnantes, on constate une augmentation de 5 % chaque année. Cependant, entre 2023 et 2024, l’exploitation forestière illégale a augmenté de 50 %. »

Selon certains chercheurs, le chômage accélère également la déforestation. Avec des opportunités d’emploi limitées, les jeunes sont embauchés pour couper les arbres et transporter les grumes et les planches.

« Comme il n’y a pas de travail, les membres de la communauté périphérique de PNKB se lancent dans la coupe désordonnée des bois. Ils les exploitent illégalement sans aucune restriction.»explique M. Buralike. Cependant, dans certains cas,  les membres de la communauté exploitent parfois des bois pour des acteurs politiques qui ne les paient même pas selon le service rendu.

Une enquête menée en 2024 par la Synergie d’Organisations de la Société Civile pour la promotion des Droits humains de l’environnement (SYDHE Absl) et l’Institut pour la gouvernance et l’éducation électorale (IGE Asbl), révèle plus de 15 000 bois abattus aux environs du PNKB et dans le PNKB.

Au fil des ans, les efforts déployés par les provinces pour lutter contre l’exploitation forestière n’ont eu que peu d’impact. L’initiative la plus récente a été un décret signé en décembre 2024 par le gouverneur du Sud-Kivu, Jean-Jacques Purusi Sadiki, visant à lutter contre l’exploitation forestière illégale dans le PNKB et d’autres aires protégées.

Le décret prévoit des sanctions sévères. « Par exemple, pour l’exportation illégale de bois, il prévoit la saisie des bateaux et d’autres sanctions pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement des responsables », a-t-il expliqué.

Trahison des Congolais

Lors d’une visite aux grumes saisies au port de Kinshasa, le mardi 4 mars 2025, la ministre d’État, Ministre de l’Environnement et de Développement durable de la RDC, Ève Bazaiba Masudi, a reconnu le trafic illicite de bois congolais vers les pays voisins. Cependant, elle a souligné que les fraudeurs congolais sont fortement impliqués dans le réseau de trafic illégal des bois.

« Le Gouvernement de la RDC est fatigué des voleurs. Plusieurs artisans ne possèdent pas de documents légaux.” dit-elle. Bazaiba n’a pas manqué de préciser: “Quand les gens voient des grumes des bois passer la frontière congolaise, ils crient aux entreprises étrangères oubliant qu’il y a des artisans congolais qui le font aussi.  Nous avons besoin de bois d’œuvre, de bois de service et de bois de travail, mais nous devons couper les bois selon les normes ».

Commerce du bois peu formel 

Le rapport annuel de l’Institut National des Statistiques du Burundi indique que la valeur des biens importés en catégorie de Bois, du charbon de bois et des ouvrages en bois se chiffre en 2014, en 2018  et en 2021 respectivement en 4 402 millions de BIF, en 2 262 millions de BIF et en  3 979 millions de BIF, soit respectivement 1 476 533 USD, 758 727 USD, 1 334 649 USD.

Institut National des Statistiques du Burundi montre que l’évolution du commerce du bois a évolué en dents de scies entre 2015 et 2020, date à laquelle le Burundi a connu une crise politique et a repris de plus belle à partir de 2021.